CATHERINE II DE RUSSIE

CATHERINE II DE RUSSIE
CATHERINE II DE RUSSIE

Il est difficile d’imaginer personnage plus divers et, en apparence, contradictoire que celui de Catherine II. Romanesque autant que réaliste, exemple de «desposte éclairé» pour les uns, de tyran pour les autres, cette souveraine sut allier mieux que personne grandeur et petitesse. Tenue par ses contemporains pour «l’une des meilleures têtes d’Europe» (Diderot), elle se consacra passionnément, comme elle disait, à son «métier» d’impératrice et méritera d’être appelée, en dépit de tout, «la sentinelle qu’on ne relève jamais». De fait, peu de monarques travaillèrent davantage à la grandeur de leur pays que cette princesse, étrangère – par le sang et la culture – à sa patrie d’adoption.

1. La marche au pouvoir

Le mariage de la petite princesse allemande

Rien ne semblait prédestiner la princesse Sophie Augusta Frédérique d’Anhalt-Zerbst, née à Stettin le 2 mai 1729, au trône impérial de Russie. Fille du prince Chrétien-Auguste et de Jeanne de Holstein-Gottorp (autre petite principauté prussienne), dont elle paraît avoir hérité l’intelligence et la vitalité, la future Catherine II n’avait connu à Stettin, dont son père était gouverneur, qu’une enfance monotone et effacée. Divers précepteurs huguenots, une gouvernante également française, quelques voyages à Berlin, à Hambourg ou chez son grand-oncle de Brunswick: à cela se résumait son éducation de petite princesse allemande, que tout paraissait vouer à la même besogneuse obscurité que ses ancêtres.

C’était compter sans la fille de Pierre le Grand, Élisabeth, qui, à peine sur le trône, venait de rappeler en Russie (1742) le grand-duc Pierre, un orphelin de quatorze ans, son neveu, fils du duc de Holstein et de sa sœur Anne. Désireuse de marier ce dernier descendant de Pierre le Grand, à qui elle destinait sa succession, l’impératrice Élisabeth fixait bientôt son choix sur sa lointaine parente, Sophie Augusta, qui, dès janvier 1744, arrivait dans sa patrie d’adoption qu’elle ne devait plus jamais quitter.

Aussitôt convertie à l’orthodoxie et rebaptisée Catherine Alexeïevna, elle épousait l’année suivante (21 août 1745) le grand-duc Pierre, que la variole avait entre-temps défiguré. Il était difficile d’imaginer deux êtres plus dissemblables que le prince héritier, resté puérilement attaché à son Holstein natal, et sa jeune épouse dont la vivacité, la sensibilité et le minois faisaient ressortir par contraste le manque de maturité affective – et physique – de son mari. Sept ans plus tard, leur mariage n’était, semble-t-il, toujours pas consommé; et la naissance, en septembre 1754, du futur Paul Ier, bien proche cependant par ses excentricités et sa «prussomanie» de son père légitime, ne suffisait pas à dissiper tous les doutes.

La vie tumultueuse à la cour d’Élisabeth

À cette date, il est vrai, les deux époux suivaient déjà chacun leur destinée propre, Catherine surtout à qui son zèle d’orthodoxe, son sens politique et un patriotisme russe ostentatoire valaient déjà une popularité refusée à son mari. Tandis que ce dernier donnait l’exemple d’une vie fantasque et désordonnée, elle puisait dans la lecture de Tacite, de Voltaire ou de Montesquieu de quoi nourrir, avec son goût pour l’histoire, ce «terrible appétit de gloire» dont elle se dira par la suite habitée. Bientôt mêlée aux premières intrigues que soulevaient autant l’état de santé d’Élisabeth que l’impopularité de son mari, allemand et luthérien dans l’âme, elle eut toutefois l’habileté de ne jamais encourir, malgré les écarts de sa vie privée, la disgrâce de l’impératrice. Succédant à une inclination partagée (1755-1757) pour Stanislas Poniatowski dont elle fera le dernier roi de Pologne, sa liaison avec Grigori Orlov, remuant officier de la garde, permet alors à Catherine de consolider sa position personnelle et de s’assurer de nombreuses sympathies dans un corps habitué depuis la mort de Pierre le Grand à faire et à défaire les monarques. À l’inverse de son mari, tout aux extravagances de sa vie privée, Catherine paraît avoir très tôt compris que le trône n’était encore en Russie, comme l’on dira, «ni héréditaire, ni électif, mais occupatif».

Le coup d’État contre Pierre III

Malgré les projets de succession ourdis en faveur de son fils Paul, en qui Catherine ne cessera jamais de voir un rival, la mort d’Élisabeth, le jour de Noël 1761, en pleine guerre européenne (guerre de Sept Ans), ne donna pas lieu aux manœuvres attendues, et Pierre devait lui succéder, sans difficulté apparente, sous le nom de Pierre III. Entre le nouveau tsar et son épouse qui, à en croire ses confidences au baron de Breteuil, n’aurait eu depuis son arrivée en Russie d’autre souci que d’y régner seule, la rivalité devait éclater tôt ou tard. Menacée de répudiation et du couvent, Catherine n’a pas de peine à exploiter les fautes que son mari, inconscient du danger, prend plaisir à multiplier: fervent admirateur de Frédéric II, devant qui, dès son avènement, il retire ses troupes victorieuses, Pierre III cherche à imposer aux soldats une intempestive discipline à la prussienne, avant de s’en prendre aux uniformes fameux de Pierre le Grand; et il parle même de supprimer la garde, acquise à Catherine. L’approche de la Saint-Pierre et les préparatifs de fêtes en l’honneur de l’empereur fournissent à cette dernière l’occasion d’agir: en quarante-huit heures (28-30 juin 1762), Catherine se fait acclamer par la garde et le peuple de Saint-Pétersbourg, puis sacrer en la cathédrale Notre-Dame de Kazan. Déposé «comme un enfant qu’on envoie se coucher» (Frédéric II), l’empereur est massacré une semaine plus tard par des complices de Catherine. Rien n’empêchait plus la nouvelle impératrice de se consacrer, comme le proclamaient ses premiers manifestes, à la restauration de la foi orthodoxe, de la patrie et de la justice, prétendument ébranlées par Pierre III.

2. Le «despote éclairé»

L’amie des philosophes

À la différence de son mari, dont les préférences allemandes et luthériennes avaient précipité la chute, Catherine s’emploie aussitôt à asseoir sa popularité. «Citoyenne de l’Europe», comme elle s’appelait, autant que de Russie, et plus ou moins sincèrement éprise de «Lumières», elle ne tarde pas à se tailler une réputation de libéralisme, vite amplifiée aux quatre coins de l’Europe. À peine sur le trône, elle avait, il est vrai, multiplié les avances à la «philosophie»: non contente d’offrir à d’Alembert, qui se récusera, le préceptorat de son fils Paul, elle rachète plusieurs fois son prix sa bibliothèque à Diderot, offre à Voltaire des subsides dans l’affaire Calas, et s’attelle même à la traduction du Bélisaire de Marmontel. «Tous ceux qui cultivent les lettres [...] se regardent comme vos sujets», lui écrit alors Grimm, publiciste en vogue. Premier hommage qui devait être suivi de beaucoup d’autres.

L’auteur de l’«Instruction»

Si la sécularisation des biens du clergé (février 1764) et la poursuite de l’arpentage général des terres de l’Empire (ordonnée par Catherine en septembre 1765) ne pouvaient que renforcer son renom de souveraine tolérante et éclairée, encore ces mesures, reprises du règne précédent, ne pouvaient-elles suffire. Remettre de l’ordre dans une législation bouleversée par l’activité fébrile de Pierre le Grand, et refondre un code (le «Code d’Alexis») vieux de plus de cent ans, nulle tâche n’était alors plus urgente en Russie. Chacun de ses prédécesseurs s’y était tour à tour essayé vainement. Mais sa culture, son admiration avouée pour Montesquieu ou pour Voltaire, un engouement plus ou moins vif pour les «Lumières» et la «philosophie», tout semblait désigner Catherine pour le rôle de législatrice qui l’attendait en Russie, et qui devait suffire à confirmer sa légitimité à l’extérieur. Cinq ans ne s’étaient pas écoulés depuis son avènement que Catherine convoquait déjà (manifeste du 14 décembre 1766) une commission «pour la rédaction d’un projet de code», et achevait – à l’usage des futurs députés – une Instruction (ou Nakaz ) qui méritera d’être appelée par la suite «la publication la plus libérale du XVIIIe siècle russe».

Rien n’était moins original, en un certain sens, que ce traité économico-politique où Catherine passait en revue les principaux articles de la législation et faisait (à la suite de Montesquieu, de Beccaria et des encyclopédistes) le procès de l’intolérance, de l’esclavage, de la torture... ou de l’inégalité. Encore ne saurait-on oublier ce qu’il y avait de hardi et de personnel à s’inspirer d’un livre aussi nouveau que le traité Des délits et des peines , dont la traduction française venait seulement de sortir en 1765, un an après la parution de l’original italien, et où Beccaria prêchait la nécessité de proportionner le châtiment au crime et de punir, non par esprit de vengeance, mais dans le seul souci de protéger la société – idées révolutionnaires alors aussi bien en Russie que dans le reste de l’Europe... «À Dieu ne plaise, écrivait Catherine au terme de son ouvrage, qu’il y ait, après l’achèvement de notre code, nation plus juste et, par conséquent, plus heureuse sur la terre»; car, loin que les peuples soient créés pour les princes, ce sont eux au contraire – «nous le croyons, et nous faisons gloire de le dire» – qui sont créés pour leurs peuples. On ne pouvait donner meilleure définition du despotisme éclairé.

Nulle affirmation ne pouvait être mieux goûtée des philosophes, tenus jusque-là à l’écart de la vie politique, mais à qui Catherine semblait offrir une revanche inespérée. Aussi son Instruction devait-elle lui valoir les louanges de thuriféraires, Voltaire et Diderot en tête, soucieux de substituer à l’ancienne alliance des trônes et de l’autel celle du despotisme et de la raison. Mieux, l’interdiction de son Nakaz par le Parlement de Paris (1769) apportait bientôt à l’impératrice, déjà mise au rang des Lycurgue et des Solon, et célébrée comme une «philosophe sur le trône», l’auréole du martyre. Ainsi devait-on en venir à parler dans son cas de génie de la publicité, et du «bluff» d’un libéralisme, tenu globalement pour apocryphe.

Car les résultats ne laissaient pas de décevoir. Réunie à Moscou en juillet 1767, et accueillie tout d’abord avec faveur dans le pays, la «grande commission législative» ne tardait pas à s’enliser dans des débats stériles et mal conduits, où l’Instruction impériale ne pouvait être d’aucun secours pratique. L’inexpérience des députés, le désordre des débats et la rapide désillusion de l’impératrice elle-même scellaient bientôt le sort de l’assemblée, congédiée (décembre 1768) après dix-huit mois d’existence, mais moins inutile qu’on l’a dit. «Tant qu’elle siégea, écrira par la suite l’impératrice, la commission nous a donné lumières et renseignements sur tout l’Empire, nous montrant à qui nous avions affaire et de quoi avoir souci»; et, de fait, la législation ultérieure s’inspirera largement des travaux de cette assemblée. Dans l’immédiat, Catherine en avait retiré, avec le titre de «mère de la patrie», une légitimité accrue, et se trouvait désormais en mesure de gouverner par elle-même.

3. Les grandes réformes

La révolte de Pougatchev

Tâche épineuse: un instant retombée dans l’attente de réformes, la fermentation rurale n’avait pas tardé à s’amplifier depuis la dispersion de la commission, dont les paysans avaient escompté, contre toute vraisemblance, leur affranchissement. «Si nous ne nous résolvons pas à atténuer la cruauté de leur sort et à rendre leur situation moins intolérable, les serfs ne manqueront pas, tôt ou tard, de se révolter contre notre volonté», écrivait Catherine vers 1767. Les événements ne devaient pas tarder à lui donner raison: à la faveur de la guerre russo-turque, qui retenait aux frontières les troupes impériales, la révolte (sept. 1773-sept. 1774) d’un cosaque illettré, mais aussi décidé que brave, Emelian Pougatchev, menaçait bientôt son trône plus sûrement que ne l’avaient fait les complots avortés des premières années de son règne. Née dans les confins de l’Oural, refuge d’irréguliers, de schismatiques et de fugitifs de toute espèce, la révolte avait rapidement fait tache d’huile et contaminé tout le bassin de la Volga. Aussitôt rallié par des nomades bachkirs ou tatars mal soumis, Pougatchev s’était bientôt vu rejoint par une nuée de serfs et de paysans en fuite, dont la participation donnait dès lors à sa révolte le caractère d’une véritable guerre paysanne. Un moment, la prise de Kazan (juill. 1774) parut même annoncer le siège de Moscou; mais Pougatchev, qui se faisait passer pour Pierre III miraculeusement réchappé de la mort, et promettait aux campagnes terres et liberté, mal conseillé, se replia, talonné de près par les troupes que Catherine II avait en toute hâte rappelées du front turc. Trahi par ses fidèles, «monsieur le marquis de Pougatchev», comme l’appelait – non sans crânerie – l’impératrice, est capturé (sept. 1774) et supplicié à Moscou en janvier de l’année suivante. C’est alors le début d’une méthodique répression qui dépasse encore en horreur les atrocités de la révolte.

La tsarine des nobles

Venant après l’insuccès de sa commission, qui avait démontré à Catherine la faiblesse des classes «moyennes», l’insurrection de Pougatchev devait contribuer à la rejeter vers la noblesse, et à donner à son règne ce caractère «bureaucratico-nobilaire» mis en relief par les historiens soviétiques. Répudiant désormais les pompes et les œuvres de la philosophie, Catherine se pose de plus en plus, comme le prouvent ses grandes réformes de 1775 et 1785, en «tsarine des nobles».

À elles seules, la soudaineté et l’extension de la révolte auraient suffi à souligner les faiblesses de la centralisation et la carence des autorités provinciales. Une réforme administrative était de toute évidence nécessaire. Ce devait être l’objet de l’ordonnance sur les gouvernements (avr. 1775) qui découpe la Russie en 50 provinces (elles-mêmes subdivisées en districts), et rapproche ainsi les autorités de la population. À la tête de chaque province, le gouverneur est assisté par quatre collèges distincts (finances, administration, justice civile et criminelle), tandis que l’administration des districts est remise, sur leur demande, aux mains des nobles, qui confisquent désormais toute vie politique locale. Déconcentration, bureaucratie, distinction (au moins théorique) des pouvoirs: ainsi est fixé pour près d’un siècle le visage administratif de la province russe. Le resserrement du quadrillage administratif, l’amélioration des voies de communication et la multiplication corrélative des garnisons permettaient dès lors d’étouffer toute révolte dans l’œuf; et la Pougatchevchina devait être la dernière des grandes insurrections paysannes.

Toute subordonnée et tenue en lisière qu’elle fût désormais, la noblesse n’en était pas moins la principale bénéficiaire de la réforme de 1775 qui ne profitait, tout compte fait, qu’au seul secteur, numériquement insignifiant, de la population libre. Sa position devait être encore consolidée, dix ans plus tard, par la charte de la noblesse (avr. 1785), qui codifiait ses privilèges, lui confirmait le monopole de la propriété foncière avec possession exclusive des serfs, et l’organisait à l’échelon provincial sous la direction du «maréchal de la noblesse», lui-même soumis à la bureaucratie impériale. Face à cette ordonnance qui fondait la noblesse en tant que corps et comblait son désir d’autonomie, la charte des villes , parue le même jour, faisait plus modeste figure. En regroupant au sein de la ville la totalité de la population urbaine, répartie désormais en six catégories socio-économiques et pourvue d’une administration municipale élue (la douma ), Catherine unifiait enfin une ville écartelée jusque-là entre des tendances antagonistes, et jetait pour plus d’un siècle les bases d’une vie urbaine plus active.

L’extension du servage

Seule la paysannerie, dont la charte devait rester à l’état de projet, échappera à toute réorganisation. Loin d’obtenir un affranchissement qui aurait dû, en bonne logique, découler de l’émancipation de la noblesse proclamée en février 1762 par Pierre III, les serfs ne bénéficieront d’aucune amélioration de leur sort. Leurs rangs ne cesseront même de se gonfler de tous les paysans de la Couronne que Catherine concédera libéralement à ses favoris, dont elle institutionnalisera également, en quelque sorte, la condition. «L’âme de Brutus dans le corps de Cléopâtre», disait de sa bienfaitrice, douée de plus de charme que de beauté, un Diderot doublement flagorneur. Ni «Tartuffe en jupons» (Pouchkine), ni «Messaline couronnée», Catherine ne fut d’une certaine façon rien d’autre qu’une femme dont le cœur ne pouvait, à l’en croire, «être content, même une heure, sans amour». Du moins eut-elle le mérite de ne pas laisser la femme dicter sa conduite à la souveraine, exception faite de Potemkine, en qui elle trouvera un collaborateur passionné mais fidèle, dont le génie singulier devait même contribuer à l’éclat et à la grandeur de son règne.

4. Les succès extérieurs

Nul ne devait en effet se montrer plus soucieux de la grandeur et de la gloire de sa patrie que cette souveraine étrangère et usurpatrice, à qui les augures ne prédisaient en 1762 qu’un règne éphémère. Sans se laisser longtemps abuser par les conseils de son chancelier Panine, rêvant d’une chimérique «confédération du Nord» liguée contre les puissances papistes et méridionales (Autriche, France, Espagne), Catherine s’était très tôt posée en continuatrice de Pierre le Grand, attentive aux seuls intérêts et à l’agrandissement de la Russie. Tout comme sous le vainqueur de Charles XII et de Moustapha, la poussée russe devait s’exercer dans une double direction: à l’ouest, en direction de la Pologne et des anciennes provinces lituaniennes; au sud, vers la Crimée et le littoral de la mer Noire.

Le premier partage de la Pologne

Mettant à profit dès 1764 la faiblesse et les dissensions de la Pologne, Catherine lui imposait, d’accord avec Frédéric, Poniatowski pour roi et un semi-protectorat. Ce renforcement de la Russie ne pouvait laisser les Turcs indifférents. À l’instigation de la France et des patriotes polonais, craignant pour leur indépendance, la Porte – alarmée de son côté par les ambitions de Catherine – déclarait peu après la guerre à la Russie (déc. 1768). Après diverses péripéties, les opérations ne prennent un tour décisif qu’en 1770, quand les Turcs sont défaits à Jassy et à Fokchany (Moldavie), tandis que leur flotte est détruite au large de Chios, à Tchesmé (26 juin), par une escadre russe, arrivée de Baltique sous les ordres d’Alexis Orlov. À un demi-siècle de distance, Catherine renouvelait l’exploit de Pierre le Grand, anéantissant la flotte suédoise à Hangö, et confirmait ainsi la double vocation, maritime et méditerranéenne, de l’Empire russe.

Victoires préoccupantes pour les puissances européennes: craignant, tout comme l’Autriche, un renforcement unilatéral de la Russie dans les Balkans, Frédéric II pousse Catherine à chercher des compensations, non en Turquie, mais en Pologne, où il pourrait également se dédommager de ses bons offices. Ni plus scrupuleuse que le roi de Prusse, ni moins opportuniste que Marie-Thérèse, Catherine se prête bien volontiers à cette combinaison sans précédent: le démembrement, en pleine paix, d’un État extérieur au conflit. C’est le premier partage de la Pologne (juill. 1772) qui porte la Russie sur les bords de la Dvina et du Dniepr.

L’annexion de la Crimée

Restait à traiter avec la Porte qui avait entre-temps attisé la révolte de Pougatchev et poussé Tatars et Bachkirs à se soulever. De nouvelles victoires de Souvorof et de Roumiantsev, ses meilleurs capitaines, permettent à Catherine d’imposer ses conditions: par le traité de Kutchuk-Kaïnardji (juill. 1774), la Russie acquérait notamment les clefs de la mer d’Azov (Kertch et Iénikalé) et s’installait, face à Otchakov, sur l’embouchure du Dniepr. Détachée de l’Empire ottoman, où Catherine se faisait reconnaître un droit de protection sur les minorités orthodoxes, la Crimée était proclamée indépendante, et laissée à la merci du gouvernement de Saint-Pétersbourg. Enfin, les Dardanelles étaient ouvertes aux navires russes. Bientôt victorieuse de Pougatchev, «Catherine le Grand» obtenait ainsi ce qui avait toujours été refusé à Pierre le Grand: une fenêtre sur la mer Noire.

Ni pour la Turquie, dépouillée de la Crimée, ni pour Catherine, obligée de rabattre (contre compensations en Pologne) de ses prétentions primitives, cette paix ne pouvait être autre chose qu’une trêve. L’annexion de la Crimée (1783) et la fondation de Sébastopol par Potemkine, nommé prince de Tauride, paraissaient même, qui mieux est, attester bientôt la conversion de Catherine au grandiose «projet grec» qu’on lui prêtait: restauration, sur les ruines de l’Empire ottoman, de l’ancien Empire byzantin, et constitution d’un royaume de Dacie (Moldavie-Valachie) au profit de son fidèle Potemkine. Dans ces conditions, le prestigieux voyage en Crimée, accompli en 1787 par Catherine, flanquée de Potemkine et de Joseph II, ennemi héréditaire de la Porte, ne pouvait manquer d’apparaître, aux yeux du sultan, comme une provocation.

Le démembrement de la Pologne

Malgré la légendaire impétuosité de Souvorof (victoire du Rymnik, prise d’Ismaïl), la guerre qui éclatait au mois de septembre 1787 ne devait apporter à Catherine que des satisfactions limitées. Après une éphémère diversion suédoise (1788), la poussée révolutionnaire en France et les premiers déboires des coalisés incitaient Catherine à composer: signé en décembre 1791, le traité de Jassy confirmait les clauses de Kaïnardji et ne valait à la Russie que la bande comprise entre Boug et Dniestr, où surgit aussitôt Odessa. Une fois de plus la Pologne, alors en pleine renaissance nationale, devait faire les frais de cette modération: désireux de se dédommager des revers infligés par la «jacobinière de Paris», Prusse, Russie, puis Autriche se rabattent sur celle de Varsovie, moins coriace. Deux partages successifs (janv. 1793, janv. 1795) règlent le sort de ce pays, dont le sacrifice contribuait – en détournant les coalisés de la France – au salut de la Révolution. Agrandie jusqu’aux rives du Niémen et du Boug (affluent de la Vistule), la Russie s’était taillé la part du lion. Du moins n’absorbait-elle guère, à la différence de ses complices, que des terres biélorusses et orthodoxes.

Ainsi Catherine se trouvait achever à la veille de sa mort (1796) le rassemblement des terres russes et donner à la Russie, avec le littoral de la mer Noire, comme ses frontières naturelles. Par là prenait fin, après plus de trois siècles de luttes quotidiennes, le refoulement de l’Empire ottoman et s’amorçait la colonisation des steppes de «Nouvelle Russie» qui devait être l’œuvre du siècle suivant. Peu de monarques avaient davantage contribué à la grandeur de l’Empire que cette souveraine d’occasion qui s’entendait à «manier le sceptre avec la même aisance... qu’Hercule sa massue» (Marmontel).

5. L’œuvre culturelle

L’action éducatrice

Si les succès de la Révolution devaient rejeter Catherine aux antipodes de son libéralisme primitif, son intransigeance finale ne saurait faire oublier son œuvre de mécène et, comme elle aimait à s’appeler, d’«éducatrice». Jamais en effet Catherine ne devait cesser de s’intéresser aux problèmes d’éducation, auxquels son Instruction la montrait ouverte, pour des raisons d’ordre principalement social, dès le début de son règne. À défaut de pouvoir implanter ce réseau hiérarchisé d’écoles dont elle paraît avoir rêvé, elle n’en chercha pas moins à décalquer le système autrichien et tenta (ukase du 5 août 1786) de diffuser l’enseignement primaire en Russie. Le manque de personnel devait couper court à ces projets, et s’opposer également à la fondation d’universités nouvelles; fidèle à la tradition de Pierre le Grand, elle créa cependant, outre l’école de l’Académie des sciences, le corps des cadets (artillerie et génie) et l’institut Smolny, imité de Saint-Cyr. Institutions aristocratiques certes, mais qui n’en jetaient pas moins, de pair avec quelque 300 écoles primaires et secondaires, les bases d’un enseignement public qui mettra longtemps à se développer.

Un même souci pédagogique imprégnera également son activité littéraire, où elle apportera, comme en tout, plus d’application que de génie. Aussi fervente de culture française que favorable – à travers l’Académie des sciences qu’elle honorera de sa protection – au perfectionnement de la langue russe, elle devait manifester une véritable prédilection pour le théâtre, dont elle favorisera l’éclosion en Russie. «Le théâtre est l’école de la nation, il doit être absolument sous ma surveillance [...] parce que mon premier devoir devant Dieu est de répondre des mœurs de mon peuple.» Ce souci de régenter et de censurer les lettres devait parfois dégénérer en lutte ouverte: polémique avec Novikov, satiriste et franc-maçon, qui paya de quatre ans de cachot (1792-1795) son activité d’éditeur; déportation de Radichtchev (1790), tenu pour «plus dangereux que Pougatchev» après la publication d’un laborieux Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou ; seule sa popularité devait épargner à Fonvizine un sort comparable. À l’actif de Catherine, on pouvait toutefois noter le droit pour tout particulier d’ouvrir (depuis 1782) une imprimerie, ainsi que le pullulement des publications et des traductions, et enfin l’élan donné à la vie intellectuelle et morale du pays. Ce qui faisait dire à certains que si Pierre le Grand avait donné un corps aux Russes, Catherine leur avait insufflé l’âme.

Le mécénat

Avec son tempérament de mécène et de collectionneuse, Catherine ne pouvait borner là son émulation avec le Roi-Soleil. Nul ne devait faire davantage que cette bâtisseuse infatigable, toujours prête à se glorifier d’avoir fondé une multitude de villes, pour permettre à Saint-Pétersbourg de rivaliser avec les grandes capitales européennes: revêtement des quais de la Néva, construction de l’Ermitage, de l’Arsenal, du Palais de Tauride, de Smolny..., ou érection des grilles du Jardin d’hiver. Elle sut pour ce faire s’entourer d’architectes de talent, étrangers (Vallin de la Mothe, Rinaldi, Quarenghi) ou russes (Starov, Bajenov), et favoriser – tout comme en peinture (Lévitski, Borovikovsky) – l’éclosion de talents nationaux. De tous, le choix le plus heureux devait être celui d’un sculpteur encore peu connu, Falconet, à qui elle commanda une statue équestre de Pierre le Grand. L’originalité de cette composition: l’empereur protégeant sa cité du haut de sa monture cabrée au sommet d’un abrupt, classait aussitôt son auteur au rang des plus grands maîtres.

Personne ne devait être plus diversement jugé que cette souveraine tour à tour libérale et tyrannique, bourreau de travail comme de plaisirs, et trop encline à confondre raison et raison d’État. Autocrate par goût et par tempérament, et moins éclairée que despote, la petite princesse s’était finalement montrée à la hauteur de sa prodigieuse ascension. Volontaire, énergique et dissimulée, aussi frugale et sobre dans ses goûts privés que fastueuse en public, elle laissait un empire, endetté certes, mais agrandi et consolidé. Sans doute le caractère répressif de son règne ira-t-il s’accentuant, et nul ne fit plus pour enferrer la Russie dans le servage que cette «tsarine des nobles», trop peu attentive au sort des classes laborieuses. Du moins sut-elle ouvrir la Russie à l’Europe plus largement que ne l’avait fait Pierre le Grand, et féconder l’œuvre trop exclusivement technique ou utilitariste de ce dernier. Jamais encore le cœur de l’Europe ne s’était trouvé, comme parfois sous le règne de cette «Sémiramis du Nord», battre à Saint-Pétersbourg.

Ni plus cynique ou opportuniste que Frédéric II et Marie-Thérèse, ni plus libre que Louis XV ou moins tolérante que Joseph II, Catherine devait recevoir du siècle suivant sa consécration définitive. Ce sera en effet la bourgeoisie autoritaire, voltairienne et censitaire du XIXe siècle qui devait, par souci d’endiguer les aspirations libérales ou démocratiques, diffuser le mythe du «despote éclairé», rempart de l’autorité, de l’ordre et de la raison.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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